XIV
LA FIERTÉ RETROUVÉE

Bolitho se tenait immobile près de la roue de l’Hélicon, encore presque intacte. Il avait dû prendre sur lui pour inspecter le pont supérieur, les mâts, les passavants, ne fût-ce que pour se convaincre que la bataille remontait à deux semaines déjà. On aurait dit qu’elle s’était déroulée la veille.

Le vent qui avait fait débouler les Français comme le tonnerre sur ce navire ravagé était complètement tombé. Aussi les derniers milles franchis par l’Argonaute avant d’établir le contact avaient-ils rajouté à leur torture.

La mer était parcourue par une longue houle paresseuse sur laquelle brillait un soleil violent, plus argenté que doré. Les vaisseaux éparpillés se détachaient sur l’eau dans un état de désordre qui manifestait assez le choc et la défaite qu’ils venaient de subir.

Des silhouettes s’affairaient sur les ponts, des marins détachés par les autres bâtiments, car les rescapés d’Inch ne suffisaient pas à la tâche. Le claquement des pompes soulignait la gravité des avaries, s’il en était besoin. Un gréement de fortune commençait à émerger du fouillis de cordages et de palans, et Bolitho se demandait comment ce vaisseau avait pu survivre.

Le plancher de pont était éclaté, de grandes taches de sang séché noircissaient sous la lumière crue, il y avait des affûts désemparés, de la toile carbonisée. Les morts n’étaient plus là, et l’on avait descendu les blessés dans l’entrepont. Ils y livraient leur dernier combat et les chirurgiens de tous les bâtiments faisaient leur possible pour ceux qui se refusaient encore à mourir.

Bolitho sentait Allday qui regardait le spectacle comme lui, partageant ses sentiments, cependant que le passé lui revenait.

Plutôt que de bataille, mieux valait parler de carnage. Sans le Barracuda, qui avait fait irruption toutes voiles dehors, l’Hélicon était envoyé par le fond. Et si le vent se levait de nouveau, songeait-il, il pourrait bien partir pour son dernier voyage.

Toute prudence oubliée, le Barracuda avait établi jusqu’à ses bonnettes et avait réussi à arrêter l’assaut pourtant bien calculé de l’ennemi.

— Amiral, pourquoi ne pas rentrer à bord ? suggéra Allday. Un bon bain, un bon rasage, ça fait des miracles.

— Non, pas encore, répondit Bolitho.

Il était écœuré, encore sous le coup du tableau sauvage qui s’étendait sous ses yeux.

— Si j’oublie jamais ce jour, rappelez-le-moi ! Quoi qu’il m’en coûte ! ajouta-t-il d’une voix dure.

Il aperçut Tuson sous la dunette. Même là, le pont était défoncé, déchiqueté, à croire qu’un géant l’avait martelé à coups de poing en y laissant de longues cicatrices noires, telles des marques de pinces chauffées au rouge. Tant d’hommes étaient morts à cet endroit et tant d’autres payaient encore ce qui s’était passé là. Il demanda au chirurgien :

— Comment va-t-il ?

Tuson le regarda, impassible :

— Le chirurgien du bord lui a coupé le bras trop bas, amiral, je ne suis pas d’accord, je suggérerais…

Bolitho l’empoigna par la manche :

— Allez au diable, vous, c’est d’un ami que vous me parlez et vous le traitez comme une vulgaire carcasse qui saigne encore !… – il se détourna. Pardonnez-moi, murmura-t-il.

— Je comprends, lui répondit Tuson. Mais j’aimerais le prendre en charge moi-même.

Il ne lui expliqua pas ce que Bolitho savait déjà. Avec son traitement, le chirurgien de l’Hélicon avait plutôt aggravé l’état de la blessure. Pour être honnête, il avait été débordé par la férocité de la bataille, le flot des hommes terrorisés, broyés qu’on lui descendait dans l’entrepont pour les livrer à la scie et au scalpel, pendant que le vaisseau connaissait le grondement des canons et le feu dévastateur de l’ennemi.

— Il faut que je le voie.

Bolitho aperçut quelques hommes qui jetaient par-dessus bord des morceaux de bois et des débris en tout genre. Ils n’avaient pas participé au combat, et pourtant ils se comportaient comme des survivants, découragés.

— Je ne peux rien promettre, fit Tuson – et, voyant sa mine : Je suis désolé, s’excusa-t-il.

L’arrière répandait encore une odeur écœurante d’incendie, de souffrance, de mort et de colère. Quelques pièces gisaient là, renversées sur le côté ou encore dans leurs bragues, à l’endroit où les avait laissées le recul après la dernière bordée, avant que leurs servants s’enfuient ou se fassent faucher. Le soleil brillait à travers des sabords déformés qui avaient pris des formes grotesques sous l’intensité de l’assaut.

À mesure que Bolitho se frayait un chemin en bas de l’échelle jusqu’à ce qui subsistait du carré, le fracas des marteaux et des poulies sur le pont supérieur faiblissait. Les appartements d’Inch avaient été complètement dévastés, incendiés à ne plus en être reconnaissables. On l’avait transporté à cet endroit où s’étaient battus jusqu’à la fin quelques canonniers et les fusiliers postés à l’arrière. Les hommes levaient les yeux au passage de Bolitho, s’effaçaient pour lui faire place, avant de reprendre leur travail pour tenter de sauver le bâtiment et de le mettre en état de gagner un abri. Le claquement lancinant des pompes semblait les narguer, les gémissements des blessés qui attendaient le salut ou la mort ajoutaient encore à cette atmosphère de désespoir.

Le carré de l’Hélicon paraissait presque frais lorsqu’on venait du pont supérieur, mais, alors que les fenêtres avaient été démolies, l’air ne suffisait pas à débarrasser l’endroit de sa puanteur.

Bolitho s’approcha de la couchette et se pencha sur Inch. Il était tout pâle. Il était apparemment inconscient, et Bolitho sentit son sang se figer en voyant un bandage sanguinolent là où il y avait eu un bras. Ce qu’il avait toujours redouté était arrivé à son ami.

Tuson tira un peu la couverture.

— Il a reçu un morceau de métal ici, amiral, dit-il avant de recouvrir soigneusement le patient. Le chirurgien m’affirme qu’il l’a retiré.

Mais il semblait sceptique.

Bolitho vit alors qu’Inch avait ouvert les yeux et le regardait. Les yeux ne bougeaient pas, comme s’il rassemblait ses forces pour essayer de distinguer ce qui se passait autour de lui.

Bolitho se pencha et lui prit la main.

— Je suis là, mon vieux.

Inch s’humecta les lèvres.

— Je savais que vous viendriez, je le savais.

Il ferma les yeux et Bolitho sentit sa main se crisper tandis qu’il luttait contre la douleur qui l’envahissait. Mais cette main était molle.

— Trois vaisseaux de ligne, reprit Inch. Sans le Barracuda, j’ai bien peur…

— Je vous en supplie, amiral, murmura Tuson, il est affreusement faible. Il a besoin de toute sa volonté pour survivre à ce que je vais devoir faire.

Bolitho se tourna vers lui, leurs visages se touchaient presque :

— Le devez-vous vraiment ?

— La gangrène, amiral, répondit Tuson en haussant les épaules.

Il n’était pas besoin d’en dire davantage.

Bolitho se pencha sur la couchette une fois encore.

— Tenez bon. Tant de choses méritent que vous viviez.

Il avait envie de l’interroger sur les vaisseaux français, mais comment aurait-il pu ?

Il aperçut Carcaud, l’aide-chirurgien, et deux assistants qui attendaient près d’un canon désemparé. Des déterreurs de cadavres ! Bolitho sentit ses yeux lui brûler. Ils allaient opérer sur-le-champ, le maintenir pendant que Tuson accomplirait sa sanglante besogne.

Il baissa la tête, incapable de le regarder plus longtemps. Francis Inch, homme d’un si grand courage, qui avait toujours eu de la chance. Mais qui s’en soucierait ? À part sa jeune et jolie femme, et quelques rares camarades, qui donc aurait une pensée pour ce que coutait le manque de préparation, l’ignorance ?

Inch aperçut Allday qui se tenait derrière Bolitho. Il esquissa l’ombre d’un sourire et murmura :

— Ah ! je vois, vous avez même amené ce salopard !

Et il s’évanouit. Tuson s’écria :

— On y va ! Je vous suggère d’aller voir ailleurs, amiral, conseilla-t-il à Bolitho sans seulement le regarder.

Bolitho, dans ce professionnel sans émotion, au regard froid, reconnaissait à peine son Tuson. Il n’était plus dans un carré dévasté, mais dans son atelier.

Il remonta sur la dunette où un jeune enseigne de l’Hélicon supervisait la remise en place de deux voiles d’étai. Cela leur permettrait de gouverner, guère plus, tant qu’ils n’auraient pas pu remplacer au moins quelques vergues. Bolitho examina une nouvelle fois l’embelle et le gaillard d’avant : à première vue, de la mitraille à bout portant.

L’enseigne le salua en l’apercevant et se présenta :

— Addenbrook, amiral, cinquième lieutenant.

— Où étiez-vous ?

Bolitho nota qu’il avait l’air épuisé ; l’émotion se lisait encore sur son visage noirci. Dix-huit ans à l’estime et nouvellement promu comme la plupart des officiers de Keen. C’était sans doute son premier combat dans son grade.

— Batterie basse, amiral, répondit Addenbrook. Les Français ont abattu puis concentré leur tir sur nous. De la grosse artillerie, tout, quoi – il revivait le combat, l’univers clos et assourdissant de la batterie basse –, nous avons entendu les mâts tomber, mais nous avons continué à tirer, juste comme on nous avait appris, ce qu’il attendait de nous.

— Oui, le capitaine de vaisseau Inch est un homme admirable.

L’enseigne l’entendit à peine.

— Ils ont continué à venir sur nous, la moitié de l’équipage était hors de combat. La distance diminuait toujours, ils ont commencé à tirer à mitraille – il se prit le front dans la main –, je me disais, mais pour l’amour de Dieu, pourquoi ne s’arrêtent-ils pas ? Mon chef était mort, quelques-uns de mes hommes devenaient à moitié fous. Ils avaient perdu la raison, ils criaient et poussaient des cris de joie, rechargeaient, tiraient. Je ne les reconnaissais plus.

De la mitraille à bout portant. Voilà qui expliquait l’ampleur des dégâts. À ce moment-là, il ne restait plus un seul canon capable de riposter.

L’enseigne baissa les yeux sur son uniforme souillé. Il arrivait à peine à croire que tout ceci lui était arrivé, et qu’il avait survécu sans une égratignure.

— Nous étions tout seuls, puis le Barracuda est arrivé, amiral – il releva la tête, l’air amer. Nous n’avions aucune chance.

Un éclair de fierté lui remplit brièvement les yeux et en chassa la souffrance.

— Mais nous ne nous sommes pas rendus à ces enfoirés, amiral !

On entendit un plouf ! le long du bord et Bolitho aperçut Carcaud qui s’éloignait du passavant en s’essuyant les mains sur son tablier. Pas besoin qu’on lui dise ce qu’on venait de jeter à la mer. C’était aussi simple que cela ? Il appela d’un geste le garçon efflanqué qui servait d’aide au chirurgien :

— Comment va-t-il ?

Carcaud gonfla les lèvres :

— Je crois qu’il ne s’est rendu compte de rien, amiral, mais, plus tard…

Bolitho lui fit un signe de tête et se dirigea lentement vers la coupée, ou ce qu’il en restait.

Le second de l’Hélicon apparut sur le pont. Il avait la tête bandée. Apercevant Bolitho, il s’avança vers lui.

— Vous vous êtes bien conduit, monsieur Savill. S’il vous faut plus d’hommes, signalez-le au bâtiment amiral – il le vit vaciller. Etes-vous en état de rester ici ?

L’officier essaya de sourire :

— J’y arriverai, amiral.

Il parlait avec l’accent chantant du Dorset – pas besoin de se demander pourquoi Inch l’appréciait tant.

— Je vais alléger le bâtiment dès que j’aurai réussi à frapper quelques palans – ses yeux se plissèrent –, sauf les canons. Cette vieille baille reviendra se battre une fois que nous serons passés au bassin.

Bolitho eut un sourire triste. La confiance sans limites d’un marin envers son bateau. Et il avait sans doute raison.

— Vous avez vu le vaisseau amiral français, le Léopard, je crois ?

— Oui, amiral, répondit-il, les yeux perdus dans le vague. J’ai eu un choc sur le crâne et je me suis écrasé sur un neuf-livres ; c’était un vrai massacre là-bas (coup d’œil vers l’arrière) ils étaient écrabouillés comme des œufs brouillés. Mais bon, amiral, ça, pour le voir, je l’ai vu. Quel dommage, ajouta-t-il avec un sourire triste, que je n’aie pas pu récupérer cette bôme supplémentaire qu’avait le français, j’aurais pu m’en servir pour soulever les rechanges et les boulets !

Un homme l’appela, il salua :

— Si vous voulez bien m’excuser, amiral.

Il hésita, se retourna.

— Le commandant Inch se tenait ici même et qu’ils aillent tous au diable, amiral. C’était un bon commandant et gentil avec les hommes.

Bolitho détourna les yeux. C’était.

— Oui, je sais.

Une fois installé dans la chambre du canot, il se retourna pour regarder ses autres bâtiments. Il essayait de s’imaginer son escadre meurtrie pendant que les officiers de l’Hélicon tentaient de rendre vie à leur navire.

Si le Barracuda n’était pas arrivé, les Français se seraient ensuite occupés des autres vaisseaux. On lui avait déjà raconté comment le Barracuda était parti en hâte pour leur apprendre que l’ennemi sortait des eaux espagnoles, lorsqu’il avait été pris en chasse par deux frégates françaises. Sans sa vitesse supérieure, et sans le fait que les deux bâtiments ennemis avaient peut-être cru avoir affaire à un petit deux-ponts, il ne serait jamais arrivé.

Une ou deux fois, il se retourna pour regarder sur leur arrière l’Hélicon. Tailladé de cicatrices, noirci par le feu, des moignons en guise de mâts, il offrait un bien triste spectacle. Combien de ses hommes avaient péri ? Une nouvelle liste de noms à établir. Jobert n’aurait pas perdu son temps de la sorte s’il avait su que la frégate était toute proche. Mais il voulait détruire l’Hélicon, le détruire totalement. Etait-ce pour faire payer la perte de sa Calliope, ou bien parce que cela faisait une bonne prise ? Ou bien encore cela constituait-il un avertissement sauvage sur le sort qu’il réservait à l’Argonaute s’il ne parvenait pas à le reprendre ?

Il revoyait tous ses bâtiments l’un après l’autre. Sans Inch, il ne lui restait plus que Houston et Montresor, qui devaient tous deux encore faire la preuve de leurs capacités au combat. Puis il y avait Le Rapide et, avec un peu de chance, Le Suprême viendrait les rejoindre, si l’arsenal de Malte tenait ses promesses. Et enfin une frégate. C’était étrange, Lapish, après avoir connu d’aussi mauvais débuts, avait su faire preuve d’initiative et de talent. Au fond de lui-même, Bolitho regrettait de ne plus commander sa frégate.

Il poussa un soupir.

— Il faudra transférer le commandant Inch à bord du vaisseau amiral dès qu’il sera transportable, Allday.

Allday baissa les yeux sur les épaules carrées de Bolitho. Ses bras et ses jambes étaient tout salis, résultat de sa tournée d’inspection à bord de l’autre bâtiment.

— Si vous pensez qu’il supportera…

Il se démonta lorsque Bolitho leva les yeux vers lui, ces yeux gris toujours pareils à eux-mêmes. Il avait du mal à admettre que l’un des deux était à demi aveugle. Il fit une nouvelle tentative :

— Vous savez bien dans quel état il est, amiral.

— Oui.

Bolitho observait la Dépêche qui avait mis en panne et restait comme posée sur son reflet. Si elle n’avait pas eu cette avarie d’appareil à gouverner… Mais il chassa vite cette pensée, cela n’aurait fait que retarder l’inévitable.

Jobert avait sans doute cru que le Barracuda appartenait à l’escadre de Nelson, l’avant-garde de la force qui assurait le blocus de Toulon. Il poursuivit :

— Mais il ne survivra pas à la traversée jusqu’à Malte.

Allday campait sur ses positions :

— Vous savez bien qu’il ne quittera jamais son navire, amiral !

Bolitho secoua la tête.

— Je ne suis pas de votre avis. Pour une fois.

Keen l’attendait, et, à voir sa tête, il était impatient de lui poser quelques questions.

Comme les ponts de l’Argonaute étaient différents ! L’ordre régnait, tout était paré. Mais le désespoir est un sentiment contagieux, il risquait de se répandre rapidement et l’Hélicon serait là en permanence pour leur rappeler ce qui s’était passé.

— Réunion de tous les commandants, Val, cet après-midi si possible. Si le vent se lève, nous risquons de devoir attendre plusieurs jours avant de pouvoir conférer.

Se tournant vers l’Hélicon, Keen lui dit doucement :

— Il y a là le cœur d’un bateau, amiral.

Bolitho mit sa main en visière et vit un mince fragment de voile qu’on hissait entre les moignons du mât d’artimon et du mât de misaine.

— Le cœur d’Inch.

Il essayait d’imaginer l’escadre de Jobert. On ne l’avait pas constituée uniquement pour faire diversion ou pour chercher vengeance. Si une occasion de revanche se présentait, il ne la refuserait pas, mais il y avait autre chose. Etait-ce pour attirer Nelson loin de Toulon, pour permettre à la flotte de l’amiral Villeneuve de sortir en force ? Gibraltar était en état de siège à cause de la fièvre, et il était peu probable que des vaisseaux britanniques y restent stationnés pour les dissuader de passer. Jobert pouvait très bien essayer de franchir le détroit. Mais Bolitho repoussa immédiatement cette idée. Dans ce cas, Jobert serait déjà passé à l’acte, il aurait été à Brest à cette heure s’il avait réussi à se glisser entre les mailles du filet.

Bolitho se dirigea vers l’arrière. Keen appelait l’aspirant des signaux pour lui demander de convoquer ses aides sur le pont. Allday, qui observait son amiral, nota qu’il était absorbé dans ses pensées au point de ne plus vaciller et qu’il n’hésitait même pas lorsque le bâtiment roulait dans la houle.

Bolitho passa les portières et s’approcha des fenêtres de poupe pour y jeter un œil. Il aurait dû ressentir une grande fatigue, se retrouver déprimé par le choc, par le sentiment d’avoir manqué à ses devoirs. Et au lieu de cela, on eût dit que son cerveau y avait gagné une nouvelle vitalité, qui s’avivait encore plus dès qu’il songeait à Inch, gisant à bord de son bâtiment dévasté.

Keen arriva et lui dit :

— Le signal est prêt, amiral.

Il avait l’air épuisé.

Connaissant Keen comme il le connaissait, il devait probablement se reprocher ce qui s’était passé. Si on ne l’avait pas rappelé à Malte…

Bolitho se retourna :

— Chassez tout ceci de votre esprit, Val. Au moins, en allant à Malte, j’ai découvert quelque chose que je n’aurais jamais su autrement.

— Et quoi, amiral ?

Il semblait interloqué par l’attitude de Bolitho.

— Envoyez votre signal et convoquez nos vaillants commandants – il attendit que Keen fût presque arrivé à la porte – et, Val, la prochaine fois que vous la tiendrez dans vos bras, vous comprendrez que le destin ne vous laissait pas le choix.

Puis il regagna les fenêtres et, de là, le balcon avec ses deux gracieuses sirènes. Entendant un cri, il devina qu’on avait hissé le signal. Il allait parler à ses commandants. Il fallait réparer les dégâts, restaurer la confiance. Il apercevait l’Hélicon qui dérivait doucement.

Mais pas toi, mon vieil ami, tu as fait ta part.

 

Pendant toute la journée, le vent se renforça légèrement. Mais il y avait davantage de nuages et peut-être un risque de pluie.

Assis près des fenêtres, Bolitho regardait ses commandants, qui avaient adopté, chacun sur son siège de la grand-chambre, une attitude différente. Cette fois, ils n’étaient pas au carré. Il ne voulait pas s’esquiver, c’était impensable. Il leur avait décrit l’escadre de Jobert dans le moindre détail, ses forces, ses objectifs tels qu’il les imaginait.

— Nous n’avons rien à gagner à rester dans le golfe, messieurs. J’ai l’intention de me diriger vers le sud. Si Jobert a mis cap à l’ouest pour franchir le détroit, il est déjà trop tard. Dans le cas contraire – ils écoutaient attentivement –, il nous faut le retrouver et le contraindre à se battre.

On entendait des cris étouffés sur le pont, et la chambre vibra : deux trente-deux-livres de l’Hélicon que l’on hissait à bord. Bolitho reprit :

— Ces pièces seront transbordées demain sur Le Rapide.

Il vit le jeune commandant sursauter sur son siège comme s’il n’avait jusque-là écouté que d’une oreille distraite.

— Mais ils sont trop lourds, amiral, balbutia Quarrell. Je veux dire…

Bolitho le regarda froidement :

— Vous avez des charpentiers, j’imagine ? Je désire que vous montiez ces deux pièces à l’avant, en chasse. En déplaçant du lest et des vivres et en dégageant le pont, vous devriez y arriver sans peine. J’ai commandé une corvette dans le temps : elle n’était guère plus grosse, et nous avions deux fortes pièces de chasse. Donc, exécution.

Le commandant Montresor intervint :

— Le gouvernail est réparé, amiral. Je ne pouvais pas deviner – il jeta un regard amer à Houston. Je voulais vraiment me battre, je ne pensais pas que l’Hélicon allait se retrouver isolé.

Mais Houston resta les bras croisés, toujours aussi sûr de lui. Il répondit :

— Mon bâtiment était tombé trop loin sur l’arrière à cause du vent et de cette fichue brume. J’ai vu que la Dépêche était en difficulté – ses lèvres minces s’ouvraient et se fermaient, il pesait chacun de ses mots. Si j’étais allé aider l’Hélicon, j’aurais servi de cible et rien de plus. De toute façon, je savais bien que les Grenouilles ne feraient qu’une bouchée de nous, j’ai donc décidé de prendre la Dépêche en remorque.

Bolitho hocha la tête. C’était typique de cet homme-là : dur, d’une seule pièce, mais, en l’espèce, il avait eu raison. Il avait fait un choix tranché, de son point de vue du moins : sauver un bâtiment ou perdre toute l’escadre. Il reprit :

— Jobert n’agit jamais sans avoir un but bien précis. Pour l’instant, il a toujours eu un coup d’avance sur nous.

Keen le regardait, l’air maussade. Il savait que, lorsque Bolitho et lui avaient quitté leur poste, il avait pris une lourde responsabilité et avait accepté de courir un risque personnel encore plus grand. C’était fâcheux, mais cela n’avait plus guère d’importance. Après ce qui s’était passé à Malte devant la commission d’enquête, il était marqué, de toute manière. Il se sentait l’esprit léger : sa réputation et son sort étaient désormais scellés.

Houston fit de sa voix rauque :

— Il va falloir décider de l’heure et de l’endroit pour refaire le plein d’eau douce, amiral.

Bolitho se tourna vers lui, soudain conscient du voile qui lui couvrait l’œil gauche. Cela le gênait, mais il arrivait à s’y faire.

— Il n’y aura pas d’aiguade, Houston – et, regardant les autres : Cela vaut pour tout le monde. Diminuez les rations si nécessaire, mais nous resterons groupés tant que cette affaire ne sera pas terminée.

Il n’ajouta pas : d’une manière ou d’une autre, mais à voir leurs têtes, il était évident qu’ils l’avaient compris ainsi.

— Je veux avoir tous les renseignements que nous pourrons trouver. Les bâtiments côtiers seront arraisonnés et fouillés à fond. Même chose si ce sont des neutres. Dans le cas contraire, vous les coulerez.

Il sentait une certaine dureté colorer le ton de sa voix, comme cela lui était déjà arrivé. Il songea à Herrick, à sa tristesse lorsqu’il avait quitté le Benbow. Dans son for intérieur, Bolitho savait pertinemment que Herrick avait agi comme il l’avait jugé nécessaire. Bolitho détestait toutes les formes de favoritisme et méprisait ceux qui s’en servaient pour accélérer leur avancement ou dans leur propre intérêt. Pourtant, c’est exactement ce qu’il avait fait pour Keen, et parce que Herrick était son ami. Qu’aurait-il fait à la place de Herrick et si quelqu’un d’autre avait sollicité la même faveur ? Mais quand il pensait au nombre de morts que tout ceci leur avait coûté, il éludait la réponse. Inch était désormais un homme brisé. S’il survivait, il n’arpenterait probablement jamais plus le pont de son bâtiment.

Il porta instinctivement la main à son œil gauche et se rendit compte qu’ils l’avaient remarqué. Cette pensée le hantait sans répit : et si j’avais perdu mon œil droit ? Il serait aveugle, comme à bord du Suprême, mais définitivement.

Lapish lui demanda :

— Amiral, Jobert va-t-il obtenir des renforts ?

Mais il semblait avoir repris confiance.

Bolitho eut un sourire grave :

— Vous trouvez qu’il n’en a pas déjà assez comme cela ?

— Deux frégates, je dirais ? murmura Houston. Alors que nous n’en avons qu’une.

— Est-ce que mon brick compte pour du beurre ! s’exclama Quarrell.

— Vous dégainerez quand vous ferez face à l’ennemi, les coupa Bolitho, et cela vaut pour tout le monde. Entraînez vos hommes, jusqu’à ce qu’ils soient capables de pointer et de tirer en dormant. Persuadez-les que l’ennemi est un humain, pas un dieu. Nous pouvons le battre et nous le battrons, car je pense que nous sommes le dernier obstacle qui sépare encore Jobert de son objectif.

Le pont prit une forte gîte et un livre tomba de la table.

— Regagnez votre bord. S’il pleut, récupérez l’eau douce. Lorsque vous devrez arraisonner et fouiller un bateau, utilisez au maximum les embarcations. Je veux que vos hommes soient prêts à se battre et parés à toute éventualité.

— Je crois que le Léopard est un vaisseau de second rang, amiral ? demanda Houston.

Bolitho vit les autres frémir à ce rappel, tel un champ de blé sous un vent glacial.

Il leur désigna Keen :

— Mon capitaine de pavillon s’est emparé de ce bâtiment et de deux frégates en un seul combat, Houston. Nous avons pris une bonne étrillée, mais vous verrez vite que nous sommes toujours là !

Quarrell éclata de rire et se tourna vers son compère Lapish. Tous deux venaient d’apprendre beaucoup de choses en très peu de temps. Et ils étaient encore trop jeunes pour se laisser facilement effrayer.

Après avoir raccompagné les commandants à la coupée, Keen retourna à l’arrière. Il demanda à Bolitho :

— Connaissez-vous déjà les intentions de Jobert, amiral ?

— Lorsque j’en serai sûr, je vous le dirai, Val. En attendant, nous devons nous assurer qu’il n’y a pas de laisser-aller. Du relâchement, un manque de vigilance, et nous courons à la défaite.

— Le chirurgien, amiral ! aboya le factionnaire.

Tuson entra et les regarda d’un œil scrutateur :

— Vous m’avez fait demander, amiral ?

— Prenez vos dispositions pour faire transporter le capitaine de vaisseau Inch à bord. Je sens que le temps va changer.

Tuson hocha la tête.

— Je viens de lui parler, j’étais à bord de l’Hélicon, amiral. Il souffre énormément, mais je préférerais l’avoir ici avec moi.

— Je sais – il laissa le chirurgien se retirer et compléta : Si l’Hélicon se trouve en difficulté pendant son transit jusqu’à Malte, il vaut mieux qu’Inch soit avec nous. Sans cela, il montera sur le pont pour prendre les choses en main.

— Comme vous, amiral, répondit Keen dans un sourire – il s’approcha de la carte : Une aiguille dans une meule de foin… Sacré Jobert ! Allez savoir où il est.

En se dirigeant vers la table, Bolitho se prit le pied dans un anneau de pont et manqua perdre l’équilibre. Il imaginait le retour d’Inch chez lui. Qu’allait penser sa belle Hannah ? Et Belinda, dans un cas de ce genre, comment réagirait-elle ? Même si Adam ne lui avait pas décrit sa blessure en détail, à voir l’écriture de sa dernière lettre, elle concevrait des soupçons et comprendrait vite que quelque chose n’allait pas. La lettre ! Il songeait aux mots qui avaient jailli sous sa plume, comme s’il avait écouté sa propre voix. Cela ne lui ressemblait guère, il regrettait presque de lui avoir dévoilé ses espoirs et ses craintes les plus intimes, cet amour qui l’avait consumé à ce point et dont il s’était imaginé qu’il était éternel.

Keen fit soudain :

— Je vais être indiscret, amiral, mais, tout comme vous, je ne peux pas supporter de voir Allday broyer du noir comme il le fait.

— Vous savez quelque chose, Val ?

Keen s’assit sur une chaise. D’un côté, il avait bien envie de remonter sur le pont, mais il savait que Paget pouvait s’en sortir pour le moment. L’autre moitié de lui-même souhaitait rester là, en compagnie du seul homme qui avait tant fait pour son bonheur, sans le regretter un seul instant.

— Mon maître d’hôtel m’en a parlé, amiral. Ce vieux Hogg est un sacré briscard qui ne se préoccupe pas de grand-chose dans la vie si ce n’est de lui-même, et, je l’espère du moins, de moi. Allday lui glisse une confidence de temps en temps.

De l’eau commençait à ruisseler sur les vitres, et Bolitho essayait de ne pas penser à Inch qui se faisait ballotter dans un canot. Un seul choc pouvait vous tuer un homme dans son état.

— Apparemment, le jeune Bankart a cru qu’Allday ne tarderait pas à mettre son sac à terre, après avoir été blessé si gravement à San Felipe. Il avait entendu parler de l’existence qu’il menait chez vous à Falmouth, de la sécurité que cela lui donnait. Et il avait envie d’en profiter. Il était las du travail à la ferme, passer sa vie en mer ne lui chantait guère, même s’il s’est engagé…

Il regarda Bolitho d’un œil en coin et demanda :

— Comment être certain que Bankart est bien son fils, amiral ?

Bolitho lui sourit :

— Si vous aviez connu Allday le jour où il est arrivé à mon bord, c’était la Phalarope, cela fait vingt ans, eh bien, vous ne poseriez pas cette question. Bankart est son portrait, en tout cas pour ce qui est du physique.

Keen se leva en entendant la cloche tinter à l’avant.

— En tant que commandant, je peux m’en occuper, amiral. Il vaudrait sans doute mieux le débarquer lorsque nous rentrerons en Angleterre.

Ils se regardaient tous deux sans rien dire, surpris par ce mot. L’Angleterre. Bolitho détourna les yeux. Ses champs verdoyants lui semblaient de plus en plus une inaccessible chimère…

— J’en parlerai moi-même à Allday, Val. Un homme qui s’inquiète est souvent le premier à tomber au combat.

Keen leva la tête pour écouter ce qui se passait sur le pont.

— Vous avez ressoudé l’escadre aujourd’hui, amiral. Je les ai observés, j’ai bien vu qu’ils retrouvaient leur fierté.

Bolitho haussa les épaules.

— J’aurais dû être là avec eux, avec Inch. Mais les regrets ne lui rendront pas son bras.

Et, entendant s’élever une vague soudaine de vivats sur le pont, il ajouta :

— Montons, ce doit être le comité d’accueil, là-haut, pour Inch.

— Je vais dire à Mr. Paget de faire cesser ceci immédiatement.

— Non, laissez.

Arrivé sur la dunette, Bolitho aperçut le gros Harry Rooke, le bosco, qui supervisait la manœuvre du palan et de la chaise dans laquelle se balançait la civière d’Inch. Un peu plus loin, l’Hélicon donnait de la bande dans la houle, ses passavants garnis de visages minuscules occupés à observer le canot qui s’approchait précautionneusement du vaisseau amiral. Bolitho ajusta son ceinturon et remit sa coiffure en place.

Encore un de ses intimes, terrassé par la souffrance. Un autre des Heureux Élus qui, même s’il échappait à la mort, ne serait plus jamais le même.

Paget leva la tête vers ses supérieurs :

— Paré, commandant.

Bolitho s’avança.

— La garde à son poste, je vous prie.

Il gagna la coupée et se pencha pour regarder le canot qui s’approchait. Il ne s’accrocha pas, tout en sachant quel risque il courait en agissant ainsi.

Il entendait les fusiliers aux ordres du sergent Blackburn, le crissement de l’acier au moment où le capitaine Bouteiller dégainait son grand sabre. Les boscos humectaient leurs sifflets du bout de la langue. Puis les brins du palan se raidirent et les acclamations se turent.

Keen regardait la silhouette de Bolitho qui se découpait sur une mer très formée. Il savait combien ce moment coûtait à son amiral. Mais c’est d’une voix ferme qui l’ordonna :

— Garde à vous sur le pont !

Bolitho se tourna vers lui, il y avait tant de compréhension dans son regard, la même qu’un peu plus tôt dans la chambre !

— Paré à recevoir le commandant de l’Hélicon !

Dans un concert de trilles et de commandements, on porta la civière à bras d’hommes jusqu’à la poupe. Bolitho, qui le tenait par la main, dit à Inch :

— Bienvenue à bord, commandant.

Inch essayait de sourire, mais il était très pâle et semblait soudain plus vieux. Il murmura d’une voix rauque :

— Laissez-moi regarder mon bâtiment.

On le hissa sur le passavant et ce fut Tuson en personne qui, le soulevant par les aisselles, l’aida à voir le soixante-quatorze perdu au loin, avec ses lambeaux de voile pathétiques.

— C’est la dernière fois que je te vois, mon joli, dit lentement Inch.

Tuson détournait les yeux, étonné de constater que de tels hommes et de tels moments parvenaient encore à l’émouvoir autant.

Bolitho regarda la petite procession s’enfoncer à l’arrière.

— Et nous non plus, nous n’en reverrons plus jamais de semblables. Mettez à la voile, ajouta-t-il d’un ton amer en s’éloignant. Signalez à l’escadre de prendre poste sur l’amiral conformément aux ordres.

Au moins, songeait Keen, la présence d’Inch à bord les aiderait à se souvenir et leur ferait chaud au cœur.

 

Dans l’entrepont de l’Argonaute, à bâbord, dans le poste exigu qu’il partageait avec Mannoch, le maître voilier, Allday approcha de son travail un fanal à la flamme vacillante. Allday était trapu et bien bâti, ses poings auraient fait prendre un coutelas pour une dague d’aspirant, mais la maquette qu’il avait à moitié terminée était aussi délicate que parfaite. Du bois, des os, parfois même des cheveux humains étaient entrés dans sa confection. Pourtant, Allday jetait toujours un regard critique sur ses œuvres. Il avait réalisé des maquettes de tous les bâtiments à bord desquels il avait embarqué avec Bolitho et, dans certains cas, en avait même produit plusieurs exemplaires.

Il prit le minuscule bâtiment dans sa paume et le retourna sous tous les angles à la lueur du fanal. C’était un soixante-quatorze, et il poussa un grognement de satisfaction. Tout autour de lui, le vaisseau qu’il avait représenté tremblait et haussait sourdement.

En bas, dans l’entrepont, là où la lumière du jour ne pénétrait jamais, l’air était toujours pesant. Et dans le poste exigu, il était encore alourdi par le rhum du maître voilier. L’homme était expert dans son art et il savait aussi bien vous tailler une voile qu’un habit complet. Mais il appréciait la bouteille et ses camarades l’appelaient : Mannoch le Grog.

Allday souleva les ferrures de son coffre. Il songeait à Bolitho, deux ponts plus haut au-dessus de sa tête. La première fois qu’on lui avait ôté ses pansements, le spectacle avait été pénible. Depuis lors, il était difficile d’estimer l’ampleur exacte des dégâts et il n’en parlait plus que rarement. Il entendit Tuson qui riait, et son aide, Carcaud, qui lui répondait. L’infirmerie était à deux pas, de l’autre bord. Un endroit qu’il valait mieux éviter à tout prix. À entendre le bruit qu’ils faisaient, ils jouaient aux échecs. On avait attribué à Inch une chambre dans un autre endroit. Dans l’entrepont, songeait Allday, l’air vous aurait tué un homme dans son état.

Il revoyait la jeune fille telle qu’il l’avait aperçue la dernière fois, avec ses cheveux courts et ses habits d’emprunt. Sale moment, lorsqu’ils s’étaient dirigés vers le paquebot de Falmouth, à Malte. L’un des canots de rade était passé à les raser. Il avait menacé ses hommes des pires tortures s’ils disaient un seul mot à propos de leur expédition. Mais certains d’entre eux n’avaient rien remarqué : dans le noir, rien ne ressemble à un aspirant comme un autre aspirant.

Tout ceci faisait sérieusement réfléchir Allday sur le fait de se marier lui-même. Il fit la grimace en silence : qui voudrait encore d’un vieux grigou comme moi ?

Quelqu’un frappa à la petite porte, et il leva la tête, tout surpris de voir Bankart.

— Oui ?

— J’voudrais vous causer un brin, ça peut se faire ?

Allday poussa le coffre pour faire de la place.

— C’est à quel sujet ?

Les traits du gamin lui rappelaient ceux de sa mère. Une fille fraîche, appétissante. Il avait même songé à l’épouser, dans le temps. Mais il en avait eu tellement, tant de visages, dans tant de ports ! La fille du patron, à l’auberge près de la maison de Bolitho, c’était la seule qui avait encore une place dans ses pensées. Il la croyait trop jeune pour lui, mais quand on voyait ce qui arrivait au commandant Keen, allez savoir.

Bankart se jeta à l’eau.

— Je ne veux pas qu’il y ait une ombre entre nous.

Il ne le regardait pas en face. Comme Allday, il était buté et encore surpris de se retrouver là.

— Crache ce que tu as à dire – Allday le regardait sévèrement. Et pas de mensonges.

— Vous êtes peut-être mon père, lui répondit Bankart en serrant les poings, mais…

— Je sais, fit Allday en hochant la tête. J’suis pas habitué. Désolé, mon fils.

— Mon fils, répéta lentement Bankart en le regardant, cette fois.

Et il reprit :

— Vous aviez raison à mon sujet. J’voulais rester à terre, aller là où c’est qu’vous étiez – ses yeux brillaient. J’voulais une maison, une vraie maison.

Il secoua la tête, l’air désespéré :

— Non, laissez-moi parler, ou j’y arriverai jamais. J’voulais ça parce que j’en ai assez qu’on me coure après, qu’on me crie dessus. J’cherchais toujours après vous à cause que maman m’avait parlé de vous. J’me suis engagé parce que ça paraissait la chose à faire, comme vous, vous voyez ?

Allday hochait la tête, il en oubliait sa maquette.

— Puis maman est morte. Pas plus mal pour elle, sûr. Ils l’avaient épuisée, les salauds. J’voulais quèqu’chose qui soye à moi, alors j’ai demandé à un copain de vous écrire. On disait comme ça qu’vous laissiez tomber la mer – il baissa les yeux. C’est un’maison que j’voulais, plus qu’un père – et, relevant la tête : J’peux pas m’empêcher d’avoir peur ! s’écria-t-il. J’suis pas com’les aut’, j’ai jamais vu des gens s’faire trépasser comme ça avant !

Allday serra le poing.

— Du calme, mon fils. Les découpeurs de barbaque vont s’pointer pour voir c’qui s’passe.

Il se pencha derrière son coffre et en sortit un cruchon de terre cuite et deux godets.

— On va s’en jeter un.

Bankart prit une longue respiration, il tremblait presque.

— Et ça, lui dit Allday, c’est du bon, pas le tafia que nous file le commis ! Tu sais, presque tout le monde a peur.

Allday laissa le rhum descendre doucement dans son gosier. Il sourit en se rappelant Bolitho, qui, un jour de désespoir, en avait avalé une rasade.

— Il faut que tu apprennes à ne pas le montrer – il lui secoua doucement le bras en le prenant par le poignet. Ça, ça demande du vrai courage, crois-moi, mat’lot.

— Mais c’est pas pareil pour vous, à c’que j’vois, répondit Bankart, qui se contenta d’une gorgée précautionneuse.

— P’t-êt’ben. Notre Dick s’est bien occupé d’moi. C’est un sacré bonhomme. Un ami. Y en a pas tant qui peuvent dir’ça et j’donn’rais ma vie pour lui, attention, hein !

Bankart se leva et cogna sa chevelure blonde dans un barrot.

— J’voulais juste vous dire, je…

Allday le força à se rasseoir.

— Cornegidouille ! Je le savais, ou en tout cas le plus gros. C’est moi qu’j’ai eu tort, je l’sais ben à c’t’heure, constata-t-il en se versant une grande rasade, t’as pas ta place sur un vaisseau du roi. L’t’a fallu du courage pour t’engager, je peux te l’dire ! Moi, y’a fallu qu’i’m’prennent de force !

Il était secoué d’un gros rire muet, mais sa blessure se réveilla et le força à s’arrêter.

— Non, un boulot à terre, avec une belle maison, et j’suis certain qu’t’en trouv’ras une. En attendant, fais comme voilà que j’te dis, et tiens-toi à carreau, compris ?

Des voix approchaient, il devina que le maître voilier descendait avec un de ses copains.

— On en r’parlera bientôt, d’accord ?

Bankart le remercia, les yeux brillants :

— Merci, euh…

Allday lui fit une grimace :

— Appelle-moi John si c’est plus facile. Mais dis-moi patron quand y a du monde, ou je te tannerai la couenne et c’est moi qui te l’dis, fiston !

Bankart hésitait à partir, craignant de briser ce précieux contact. Il ajouta lentement :

— Je… je crois que j’aurais pu me faire tuer. Mais j’voulais pas vous laisser. J’ai ben vu le genre d’homme que vous êtes, j’ai entendu tout ce qu’on raconte sur vous. J’avais jamais été fier de quelqu’un avant.

Allday n’entendit même pas la porte se refermer. Il restait assis, regardant sans la voir sa maquette en chantier, complètement perdu.

Le maître voilier fit irruption dans le poste avec son compagnon et lui demanda :

— Ça va-t-i’, bosco ? Il a une bonne tête, ce gars-là !

Allday baissa les yeux.

— Oui, c’est vrai. C’est mon fils.

 

Flamme au vent
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